mercredi 10 octobre 2012


LES EMPRUNTS DE LA LANGUE FRANCAISE.

Pour peu que l’on examine l’histoire d’une langue dans ses rapports avec les
autres langues, on ne peut que constater l’extrême mobilité des mots, qui
sautent allègrement par-dessus les frontières en provoquant un métissage
constant, mais fluctuant car l’intégration peut être plus ou moins rapide et
plus ou moins complète. De plus, il n’est pas rare qu’un mot fasse plus tard
le voyage inverse et l’on peut alors parler d’un va-et-vient continuel entre les
trésors lexicaux des langues entrées en contact, mais ce vocabulaire d’origine
étrangère ne s’intègre pas du jour au lendemain.

1. La langue française et les mots migrateurs

Ainsi, c’est seulement depuis un peu plus d’un siècle que nous connaissons en
français et que nous employons de façon familière un certain nombre de mots
empruntés à l’arabe, comme toubib, bled, méchoui, baraka ou barda, des
mots dont nous reconnaissons encore clairement l’origine arabe.

En revanche, d’autres éléments du vocabulaire, déjà en français depuis des
siècles, comme algèbre, récif, amiral, matraque, gazelle, savate ou encore
sucre, tasse, sirop et sorbet, qui avaient fait le voyage depuis le Moyen Âge, ont
eu largement le temps de s’installer dans la langue française, si bien qu’on les
croirait nés sur place. Les deux derniers exemples de cette liste sont de bonnes
illustrations d’un phénomène fréquent dans l’histoire des mots voyageurs : au
cours de leur séjour à l’étranger, ils ont pu voir leur signification se modifier et
se nuancer. Les deux mots sirop et sorbet, qui reposent tous deux en dernière
analyse sur la racine arabe ∫ r b désignant toutes sortes de boissons, ont acquis
chacun une signification spécifique dans la langue française : le sirop est resté
une solution concentrée de sucre, et le sorbet a pris le sens plus précis de glace
aux fruits, sans lait ni crème.

Enfin, on parle toujours de l’humour anglais, mais le mot humour lui-même
avait été emprunté en anglais à partir du mot français humeur au XIVe siècle,
avec tout d’abord le sens de « liquide » qu’il avait alors en français, avant
d’acquérir le sens de « disposition d’esprit » et, vers la fin du XVIIe siècle, celui
de « drôlerie » (Ayto, 1990).
En revenant au XVIIIe siècle dans la langue française, ce mot a enrichi notre
langue d’un nouveau mot,  humour, sous une nouvelle forme et dans une
nouvelle acception, l’humour étant quelque chose de différent du simple trait
d’esprit : quand on a de l’humour, on ironise en plaisantant, et cela va jusqu’à
se moquer de soi-même avec drôlerie.

Afin de rendre justice au phénomène de la migration des mots, qui n’est pas
à sens unique, il faudra donc tenir compte à la fois des mots français venus
d’ailleurs et des mots français partis ailleurs.


2. Les mots français « venus d’ailleurs »

Une recherche menée il y a quelques années (Walter H., Walter G., 1998) a
permis d’établir que le lexique du français comptait plusieurs milliers de mots
d’origine étrangère, empruntés à une centaine de langues.
Mais les apports de chacune de ces langues n’ont pas le même poids : si l’italien,
l’anglais et le germanique ancien ont très largement contribué à enrichir le
patrimoine lexical du français, l’espagnol, l’arabe ou le portugais y occupent
une place plus réduite. Ils sont suivis par l’allemand, le néerlandais et les
langues slaves. Enfin viennent les langues plus lointaines, comme le turc ou le
persan, les langues africaines ou les langues asiatiques.

Une première remarque s’impose, qui concerne la catégorie des mots empruntés:
la très grande majorité d’entre eux (90 %) sont des substantifs, alors que les
verbes n’atteignent qu’environ 6 %, les adjectifs 3 % et les adverbes, un peu
moins de 1 %. Quant aux interjections, elles ne sont que 6 (Walter H., Walter
G., 1998, 399-403): allô et hourra (de l’anglais), OK (de l’anglais d’Amérique),
bravo (de l’italien), peuchère (du provençal) et tchin-tchin (du pidgin English
de Canton).
Parmi les rares verbes français venus d’ailleurs, on peut signaler :
briser, du gaulois
attacher, du germanique ancien
caracoler, de l’espagnol  
dériver, de l’anglais
dessiner, de l’italien  
démarrer, du néerlandais.

On ne peut pas tous les citer, mais il faut préciser que c’est du germanique
ancien que viennent la majorité de ces verbes. Le germanique ancien est
suivi par l’anglais, l’italien, le néerlandais et le provençal. On peut aussi faire
remarquer que le verbe calfater est d’origine arabe et indiquer que le verbe
roquer (aux échecs) a été formé sur un mot persan, par l’intermédiaire de
l’arabe.

2.1 Chronologie des emprunts

Si le gaulois a peu donné à la langue française (char, charrette et chariot, ou
sapin, lande et alouette...), l’apport du germanique ancien a été considérable,
avec des noms de couleur (bleu, blanc, blond, brun, gris...) des mots de la nature
(bosquet, jardin, haie, hêtre, houx, roseau, saule, blé, gazon, groseille...),
des noms d’animaux (renard, chouette, héron, mésange, hareng...), des
désignations de réalisations humaines (fauteuil, bûche, étrier, gant, flacon,
soupe...), des paires de mots de sens opposé (guerre et trêve, blesser et guérir,
frapper et épargner, meurtrir et soigner...).


Dès le Moyen Âge, les langues régionales ont aussi grandement enrichi la langue
française par des mots
- venus des langues du Midi : abeille, cadenas, ou salade
- venus des langues du Nord : cabaret, truelle, ou usine
- venus du normand : brioche, ou vareuse
- venus des langues de l’Ouest : crachin, ou lessive
- venus des langues de l’Est : avoine, ou beurre
- venus des langues du Centre : chaise, ou encore luron.

C’est aussi dès le Moyen Âge que l’arabe a pénétré dans la langue française,
souvent par l’intermédiaire de l’espagnol, du catalan, du provençal ou de
l’italien : algèbre et algorithme, chiffre et zéro, toujours cités, mais aussi jupe
et coton, alcôve, matelas et almanach, gazelle et girafe, ou encore carafe et
jarre, magasin et magazine, sofa et divan... (Walter H., Baraké B., 2006).

Le XVI e siècle est la période où les mots italiens ont envahi la langue française
à un point tel que c’est à l’italien que le français a le plus emprunté jusqu’au
milieu du XX e siècle, époque à laquelle les emprunts anglais sont à leur tour
devenus prépondérants, avec, parmi des centaines d’autres,  business et
parking, prime time et lifting, bug et blog...

2.2 Le chassé-croisé franco-anglais

Mais quand on examine le vocabulaire anglais lui-même, on ne peut que
constater dans cette langue l’abondance des mots d’origine française : une
majorité écrasante, avec tower et prison, avec master et coat, avec forest et
tempest, mais aussi foreign, de forain « étranger », ou encore grief de grief.
Ces deux derniers exemples font apparaître des différences de sens, que le
français a connues ultérieurement, alors que l’anglais a conservé l’ancienne
signification : aujourd’hui, en français, un grief n’est plus un « chagrin » - ce
qu’il était au Moyen Âge - mais « un motif de mécontentement », et  forain
n’évoque plus un étranger, mais la foire et ceux qui y participent.

On serait prêt à se gendarmer contre bacon ou toast. Et pourtant bacon est un
mot d’origine francique, devenu français avec le sens de « viande de porc », et
il avait traversé la Manche au Moyen Âge avant de nous revenir, au XIXesiècle,
pour désigner le lard salé ou fumé. Le toast, caché sous sa graphie anglaise,
n’est autre qu’une altération de l’ancien verbe français  toster qui signifiait
« griller, rôtir », lui-même dérivé du latin torrere « griller ».

Et c’est par dizaines de milliers que l’on pourrait de nos jours compter les mots
français ayant élu domicile en anglais (Walter, 2001 : 6).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire